Intervenants : Claude Blanchemaison ; Jean-Joseph Boillot ; Jyoti Gupta ; Olivier Lepick ; Vincent Terrasson

Lundi 20 janvier 2014
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Après le continent africain, la seconde conférence conjointement organisée par la Chaire Intelligence Economique et Stratégie des Organisations et le Cercle Géopolitique s’est intéressée à une autre puissance en devenir : l’Inde. À l’occasion de cette table-ronde organisée le 28 janvier dernier, cinq conférenciers venus d’horizons différents ont livré leur point de vue sur ce pays émergent qui reste, à bien des égards, difficile à déchiffrer pour un occidental. Stéphanie Dameron (Chaire IESO) et Bernard Guillochon (Cercle Géopolitique) ont ainsi eu le plaisir d’accueillir Claude Blanchemaison, ancien Ambassadeur de France en Inde et enseignant à l’Université Paris-Dauphine, Jean-Joseph Boillot, conseiller au club du Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII), Jyoti Gupta, Professeur à l’ESCP spécialisé dans l’étude des fusions-acquisitions, Olivier Lepick, Secrétaire général de Sogeti et Vincent Terrasson, Directeur général délégué d’EGIS.

Claude Blanchemaison a ouvert la discussion par un rappel des quelques traits qui caractérisent l’Inde politique et sociale depuis plusieurs décennies. Libérés du joug britannique et accédant à l’indépendance nationale le 26 janvier 1950, les dirigeants indiens ont instauré une constitution promulguant une République fédérale démocratique et parlementaire, où chacun des 29 états fédéraux possède une assemblée et un chief minister. Deuxième pays le plus peuplé après la Chine (qu’elle devrait dépasser d’ici 2030) avec 1.25 milliard d’habitants, l’Inde a su relever le défi démocratique depuis plus de 60 ans en offrant à son corps électoral, fort de 730 millions d’électeurs, des règles de droit stables et reconnues de tous, dont des élections législatives justes, régulières et non contestées (aucun coup d’Etat militaire n’a été tenté jusqu’à ce jour). Aussi parle-t-on souvent de l’Inde comme la « plus grande démocratie du monde ».


La prochaine échéance électorale se déroulera au printemps 2014. À cette occasion, les Indiens pourront désigner leurs représentants qui seront amenés à siéger au Parlement. Malgré un Etat de droit stable, des difficultés structurelles persistent dans le pays, problèmes que chaque candidat s’engage régulièrement à éradiquer, au premier rang desquels se trouve la corruption omniprésente, suivie de l’illettrisme, de la pauvreté, de la paralysie administrative ou encore du problème de l’intégration des femmes. Mais à l’heure actuelle, la dégradation des indicateurs économiques vient placer l’économie au coeur des enjeux électoraux, comme nous le verrons par la suite.

Outre un système politique et éducatif unifiés et mondialement reconnus, l’Inde est née fondamentalement diverse : diverse sur le plan linguistique avec plus de 23 langues parlées à travers le pays ; diverse de par la multiplicité des religions pratiquées ; diverse par sa composition sociale avec une société encore hiérarchisée par les castes – malgré leur inexistence constitutionnelle et la présence de lois de discrimination positive. Dans un tel contexte, comment assurer la cohésion et le développement du pays ? L’enjeu est fort pour cette nation vieille de plus de 4000 ans de civilisation, qui mêle continuellement la tradition à la modernité, et où la pression démographique se fait toujours plus pesante.

Sur le plan sécuritaire, l’Inde consacre 3% de son PNB à la défense et détient l’arme nucléaire. C’est un acheteur important sur le marché de l’armement, en particulier russe. M. Blanchemaison souligne, à ce propos, la quasi inexistence d’ennemis pour l’Inde, mais également le faible nombre de ses alliés. Les quelques menaces terroristes significatives sont internes ou pakistanaises : les altercations entre l’Inde et le Pakistan sont fréquentes, débutant dès l’indépendance de ce dernier en 1947-1948 et se poursuivant tout au long des décennies suivantes (guerre de 1965 ; guerre de 1971 qui aboutit à l’indépendance du Pakistan oriental, sous le nom de Bangladesh). Encore aujourd’hui, les tensions sont alimentées par des incidents à l’image des attentats Bombay de 2008 commis par des terroristes islamistes entraînés au Pakistan. Mais chaque nouveau gouvernement ouvre des perspectives d’apaisement des relations. Pour le reste, l’Inde s’efforce activement de garder de bons rapports avec ses voisins, ainsi qu’avec les grandes organisations régionales que sont l’ASEAN et l’Union européenne avec laquelle un traité de libre-échange est en négociation. De son côté, la France a manifesté sa volonté de rapprochement avec l’Inde par la signature, en 1998, d’un accord de partenariat stratégique portant sur les trois axes que sont la coopération nucléaire, la coopération de défense et la coopération spatiale.

Si les relations franco-indiennes sont développées en matière de défense, les parts de marché françaises en Inde restent cependant dérisoires (malgré la possible ouverture du marché indien aux « Rafales » français…). Embrayant sur le chapitre économique, Jean-Joseph Boillot réaffirme combien la Chine reste de très loin le premier partenaire économique de l’Inde. La signature en 2005 d’un « partenariat stratégique pour la paix et la prospérité » entre l’Inde et la Chine se concrétise aujourd’hui par des relations politiques denses ponctuées de nombreuses visites croisées et a également donné lieu à un important développement des échanges économiques et commerciaux entre les deux pays (75 Mds$ en 2012). La Chine est aujourd’hui le principal fournisseur de l’Inde, mais l’Union européenne reste son principal client.

 

L’Inde possède aujourd’hui le troisième PIB du monde en parité de pouvoir d’achat. Cette présence significative sur la scène internationale ne s’accompagne cependant plus d’une vigueur des principaux indicateurs économiques indiens depuis 2010. Exubérante dans les années 2000-2006, l’économie indienne s’est progressivement dégradée. La croissance économique annuelle a chuté de 9% à moins de 4% environ depuis la crise financière mondiale en 2008, suivant de près le cycle américain, auquel le cycle indien est corrélé. La roupie a perdu 10 à 15% de sa valeur, le pire étant survenu en août 2013. L’inflation reste importante avec une hausse des prix à la consommation supérieure à 10% en 2013 et le déficit budgétaire est conséquent, atteignant 7.5% du PIB en 2012, ce qui pousse les dirigeants à lancer une politique d’assainissement des finances publiques. L’Inde paye aujourd’hui l’abondance monétaire du début des années 2000. Entre 2006 et 2012, la politique de quantitative easing américaine a entrainé le déversement de centaines de milliards de dollars vers le reste du monde, notamment vers les pays à perspectives de croissance et de rendement. L’Inde a vu entrer des liquidités en excès : ses réserves de change n’ont cessé d’augmenter jusqu’à atteindre 350 milliards de dollars, incitant la Banque centrale à distribuer les liquidités aux entreprises indiennes. Puis les réserves ont stagné et la roupie s’est trouvée surévaluée, phénomène que l’on constate pour la plupart des monnaies des pays émergents. La Banque centrale a en conséquence relevé son taux directeur à 8%. Revenue à son taux de change normal, la roupie permet aujourd’hui à l’Inde de redevenir compétitive.

 

Taux de croissance annuelle du PIB indien, à prix constants entre 2004 et 2013.
Source : Banque Mondiale

A l’instar des dirigeants allemands, les responsables indiens ont une nette préférence pour une très faible inflation. Le taux d’inflation est un sujet sensible au sein de la majorité de la population indienne qui, n’ayant pas un salaire indexé sur le niveau des prix, voit le niveau de son pouvoir d’achat fortement corrélé au niveau d’inflation. Aussi le taux d’inflation détermine-t-il souvent l’issue des périodes électorales. Le nouveau gouverneur de la Banque centrale indienne a fait le choix de la priorité à la lutte contre l’inflation pour atteindre un niveau raisonnable de 4-5%, quitte à avoir une croissance médiocre, ce qui atteste d’une déconnexion entre le pouvoir politique et le pouvoir économique. Le ton donné à la politique monétaire est donc celui de la rigueur. Jean-Joseph Boillot insiste sur la nécessité de sortir de l’illusion euphorique d’une Inde capable d’afficher une croissance à deux chiffres. C’est un pays aux infrastructures défaillantes, particulièrement pour le transport et l’énergie, qui ne peut plus atteindre une telle croissance. Il faut se défaire du leurre des surcapacités indiennes pour revenir à une image réaliste de l’Inde, qui peine aujourd’hui à répondre aux besoins d’investissement dans les infrastructures, à endiguer la corruption et à s’adapter à la pression démographique.

Jyoti Gupta signale à cet égard que l’Inde est une économie tournant à 6000 milliards (6 trillions) de dollars, soit 6000 dollars par tête. Un indien moyen est 7 fois moins riche qu’un français moyen. A cela s’ajoute une redistribution excessivement inégale des richesses, avec, sur une population d’1.2 milliards de personnes, une classe moyenne et supérieure composée de 500 millions d’individus au pouvoir d’achat proche de celui des Américains et des Européens, et des millionnaires qui ne cessent de se multiplier (+17% prévus entre 2013 et 2014, avec une nombre de millionnaires s’approchant des 300 milliers de personnes). L’objectif du gouvernement devrait se concentrer, selon M. Gupta, sur une croissance économique donnant à chaque indien l’opportunité de participer au développement de son pays (inclusive growth).

Face à la dégradation des indicateurs économiques, Olivier Lepick dresse un constat plus optimiste de la santé indienne, au moins dans le domaine informatique. Secrétaire général de Sogeti, filiale de Capgemini, société de services informatiques, M. Lepick livre le témoignage pragmatique d’un professionnel de terrain. Alors que des sociétés occidentales telles qu’IMB, Accenture ou encore Capgemini étaient leaders mondiaux il y a encore une quinzaine d’année sur le marché de l’informatique, l’Inde a frappé fort avec ses sociétés de services informatiques (les « pure players ») venues imposer une concurrence « mortelle » aux sociétés étrangères : la fabrication d’une ligne de code en Inde coute 20% du prix d’une ligne de code en France. L’Inde est aujourd’hui en passe de devenir une superpuissance informatique mondiale, et de très loin, grâce à ses ingénieurs extrêmement compétents. L’Inde forme chaque année plus de 8000 informaticiens extrêmement brillants, si bien que l’on évoque la naissance d’un « miracle indien de l’informatique » en l’espace d’une dizaine d’années. Les groupe indiens tels que Tata Consultancy Services (TCS) présentent des chiffres d’affaires de l’ordre de 10 milliards d’euros, comme Capgemini, mais ont une capitalisation boursière telle qu’elles croissent de 18-20% par an, là où Capgemini peine à atteindre les 3-4%. Pour contrer la rude concurrence indienne, Capgemini a opté pour une délocalisation massive et rapide du groupe en Inde avec 46 000 collaborateurs sur 130 000 implantés dans ce pays, utilisé comme centre de production uniquement. Cette révolution informatique n’est cependant pas terminée du fait de l’arrivée du « cloud » : l’informatique va être distribuée comme l’énergie et l’Inde deviendra le centre mondial de production de données informatiques. C’est un pays dur, une véritable économie capitaliste brutale, mais Olivier Lepick assure que les coopérations fonctionnent très bien sur place, que la ressource humaine est compétente et nombreuse et participe d’un « colosse qui n’a pas fini de grossir ».

Vincent Terrasson, directeur général délégué d’Egis, est venu compléter cette approche pragmatique du terrain indien. Egis est une société d’ingénierie d’infrastructure arrivée dans les années 1995 en Inde, au moment où le pays commençait à s’ouvrir. C’est une entreprise qui, au contraire de Capgemini, s’adresse véritablement au marché indien, en proposant notamment des études sur les voies ferrées, les routes et les bâtiments. M. Terrasson est donc en mesure de fournir différents éclairages sur l’Inde qui peuvent surprendre un français : l’Inde équivaut à six fois la France et doit en réalité, par sa forte densité et sa diversité ne serait-ce que linguistique, être comparée à l’Europe. Parmi les 1.2 milliard d’habitants, on trouve 1/3 de très grande pauvreté, 1/3 de pauvres et 1/3 de classes moyennes et riches éduquées dans des formations de (très) bon niveau. Beaucoup de gens brillants peuplent l’Inde, ce qui devrait inciter les investisseurs et les entrepreneurs étrangers à conserver une certaine humilité dans la manière de mener leurs affaires dans le pays. Toutefois, le fonctionnement et la mentalité de la société indienne sont différents, avec une religion relativement présente, un rapport au temps beaucoup plus rapide qu’en France (« le long terme commence à 48h »), une moindre volonté de planification mais une meilleure gestion de l’urgence, des entreprises extrêmement hiérarchisées, peu de délégation du travail et un continuum entre la vie privée et publique. Ce sont des éléments socio-culturels à garder en mémoire quand on travaille et négocie en Inde, auxquels s’ajoute, sur le plan économique, l’extrême sensibilité du marché au prix. C’est un pays qui s’est considérablement ouvert il y a 20 ans. Sa population, extrêmement jeune, avec une moyenne d’âge de 26 ans, a confiance en l’avenir, comprend extrêmement vite et n’a pas peur du changement (le turn over dans les entreprises est monumental).

Toujours selon Vincent Terrasson, les heures de l’Inde comme entité d’outsourcing, c’est-à-dire comme centre de production à bas coût, sont comptées. L’outsourcing a été rentable pour les entreprises étrangères mais devient moins intéressant du fait de la montée des salaires indiens, qui deviennent comparables à ceux de l’Europe de l’Est, ou encore de la France pour les managers. Cela étant, le marché intérieur va continuer à se développer durablement, ce qui est particulièrement intéressant pour les sociétés spécialisées dans les infrastructures comme Egis. Le développement de ces infrastructures est un véritable enjeu pour les prochains dirigeants indiens. Il faut savoir, à titre d’exemple, que l’Inde produit 105% de ses besoins alimentaires, mais subit des pertes substantielles à hauteur de 35% du fait d’infrastructures de transport (routes saturées, multiples postes de douanes…) ou encore de stockage de mauvaise qualité. La hausse du taux de croissance est conditionnée par l’amélioration des infrastructures, qui ne se fera qu’au prix de décisions politiques courageuses, notamment dans le commerce alimentaire (ouverture à la grande distribution, structuration de la chaîne d’approvisionnement…). Certes, l’administration cauchemardesque et la forte diffusion de la corruption sont des difficultés importantes en Inde, mais Vincent Terrasson et ses collaborateurs restent très positifs et optimistes sur ce pays jeune, démocratique, instruit et qui monte en compétence.

Au terme de cette conférence, l’image de l’Inde est en question. Lors de son arrivée en France dans les années 1980, Jyoti Gupta se souvient d’une presse française où l’Inde n’était associée qu’à misère, pauvreté et castes. Puis, les phénomènes de mode opérant, l’Inde et la Chine ont été l’objet d’un engouement généralisé, comme ce fut le cas, trente ans plus tôt, pour le Brésil et le Japon, avant que l’enthousiasme ne s’estompe. Pour Jean-Joseph Boillot et Vincent Terrasson, il est nécessaire de prendre du recul et d’adopter une vision réaliste du terrain. L’Inde n’affiche certes plus une santé économique exubérante comme il y a quelques années, et de réels problèmes structurels font obstacle au développement de ce pays. Leur dépassement demandera du temps et une forte action politique, qui s’engagera peut-être au terme des élections du printemps 2014. Il ne faut pas voir là pour autant matière à condamner ce pays qui s’est fortement ouvert aux investissements directs étrangers dans la grande majorité de ses secteurs. Ces dernières années, des entreprises européennes comme Lafarge, Schneider Electric, L’Oréal, Sanofi, ont investi en Inde, notamment par des acquisitions. Il reste qu’en France, l’Inde pâtit d’un manque d’attractivité certain et les investisseurs français peinent à se lancer à l’assaut de ce marché prometteur (les parts de marché françaises en Inde sont de l’ordre de 1%). Réciproquement, la France va devoir travailler à attirer les capitaux indiens. Le manque de culture réciproque entre les deux pays est évident. L’Inde est un pays très exigeant et complexe de par son extrême diversité et la prégnance d’une forte composante socio-culturelle dans l’ensemble de la société comme dans les négociations d’affaires. C’est encore un pays pauvre, mais qui a su prendre sa place sur la scène internationale. En considérant l’ampleur du marché qu’elle représente, son potentiel de croissance, le pragmatisme de ses dirigeants en situation de crise, la stabilité de sa démocratie depuis plus de 60 ans et la solidité de son système éducatif, on peut affirmer que l’Inde a beaucoup d’atouts qui devraient lui garantir quelques belles années dans un futur proche.