Mardi 20 octobre 2015
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Retour sur la table-ronde co-organisée par la Chaire Intelligence Economique et Stratégie des Organisations (IESO) et le Cercle Géopolitique le 20 octobre dernier

Le mardi 20 octobre dernier, la Chaire Intelligence Economique et Stratégie des Organisations et le Cercle Géopolitique co-organisaient pour la quatrième année consécutive une table-ronde croisant les regards d’universitaires et de praticiens experts.

En ce début d’année, les directeurs scientifiques, Stéphanie Dameron et Bernard Guillochon, ont souhaité aborder la question de la gouvernance du numérique sous la forme d’une question volontairement provocante: « Qui domine l’Internet ? Â».

La chaire IESO s’intéresse à la compréhension et à l’anticipation des transformations clés qui peuvent remettre en cause ou transformer les modèles économiques de nos entreprises. Un  nouvel axe été créé cette année autour de la transition numérique. Cette table-ronde permet ainsi d’aborder ce sujet avec un angle géopolitique, sachant que la question concerne de nombreux acteurs, les entreprises,  les systèmes politiques et, bien entendu, les citoyens dans leur vie  quotidienne.

 

En effet, les données relatives à notre vie, à ce qu’on fait, à notre consommation, sont des données qui peuvent rapporter gros. Qui les collecte ? Qui les maîtrise ? Que peut-on en faire ? Peut-on leur attribuer une nationalité ? Peut-on intégrer une régulation étatique ? Parler de gouvernance pour Internet a-t-il un sens ? Trois axes se dégagent lorsque l’on s’intéresse au sujet :

1 / L’axe de la production : qui produit les données ? Comment sont-elles produites et comment peut-on caractériser le marché d’Internet ? Est-ce un marché de concurrence ou un marché oligopolistique ?

2 / L’État peut-il et doit-il réguler ce marché ? En quoi  les relations entre les États et les grandes entreprises de l’Internet sont-elles  complexes ?

3 / Au niveau des usagers : l’utilisation d’Internet constitue-t-elle réellement un gage de plus grande liberté ? Quels sont les enjeux autour des données personnelles ?

Pour répondre à ces problématiques, trois intervenants aux profils variés se sont partagé le temps de parole :

François Bourdoncle, Président chez FB&Cie,  Co-directeur du Plan Big Data de la Nouvelle France industrielle et co-fondateur d’Exalead.

Henri Isaac, Vice-président du Think Tank "Renaissance numérique", Enseignant-Chercheur et  Vice-président en charge du numérique de  l'Université Paris-Dauphine.  

Olivier Kempf, Chercheur associé à l'IRIS,  Directeur de la lettre stratégique « La Vigie Â».

 

Première partie : Peut-on parler d’un Internet mondial, ou doit-on parler des internets ?

Intervenant principal : Henri Isaac

Les trois intervenants s’accordent pour dire que du point de vue technique, Internet est une infrastructure mondiale. Dans le même temps, il y a des réalités locales bien différentes, notamment en termes de contrôle ou de stratégies propres à certains états (Chine, Russie…). Pour Henri Isaac, il est préférable de parler « des Internets Â».

Bien que les États-Unis dominent l’architecture du réseau par le biais de  l’ICANN, on ne peut considérer que l’infrastructure physique du réseau soit marquée par une suprématie américaine car l’on observe des dynamiques internationales.

De plus, si les entreprises américaines dominent les marchés des applications, des softwares et des hardwares, on ne peut ignorer que certains géants locaux non américains parviennent à émerger. Les Européens font une fixation  sur les géants américains mais en réalité, la plupart des très gros acteurs sont en Asie (Alibaba, Renren, Baidu,). Le marché du e-commerce chinois est d’ailleurs plus important que le marché américain.  De nombreux acteurs historiques ont disparu de la toile et ce phénomène révèle que dans un système en réseaux, une domination n’est jamais définitive.

Par ailleurs, l’Internet qui est en train d’émerger n’est pas celui des 25 dernières années. Il évolue  principalement vers le mobile, le cloud, le big data et les objets connectés. On compte ainsi en 2015 2,5 fois plus d’utilisateurs d’IOS et d’Android que de PC, remettant en cause la domination américaine sur un marché hardware versatile et ouvert. La révolution industrielle que nous allons connaitre est différente de celle à laquelle nous venons d’assister et les acteurs actuels ne seront pas les acteurs de demain.  

 

Deuxième partie : les Etats doivent-ils et peuvent-ils réguler les activités d’Internet ?

Intervenant principal : Olivier Kempf

Internet, en tant que cyberespace, remet en question quelque chose de fondamental  pour les États : les territoires et les frontières. Les États se doivent de réguler car la souveraineté est un de leurs attributs. Si les États disposent du « monopole de la violence légitime Â» <s>et</s> l’intervention doit cependant se faire à bon escient.

La question est surtout de savoir quelles sont les capacités des États pour réguler ?  Il y a deux sphères distinctes : la régulation interne et la régulation externe.

En termes de régulation interne, les États libéraux sont dans l’ambivalence de respecter les libertés individuelles tout en veillant à l’ordre public. Les dispositifs de surveillance tels que les « lois de renseignement Â» sont en réalité des moyens de contrôle  non individualisé du cyberespace. Il est par ailleurs difficile de contrôler « physiquement Â» sauf si la taille critique est importante. C’est le cas de la Chine qui intervient de manière différente en jouant sur les aspects physiques avec des moyens de censure très puissants (exemple: bannir des mots clés d’Internet).

La régulation d’ordre externe donne lieu à une guerre normative. L’option de coopération multilatérale par le biais d’un traité mondial remettrait en cause les libertés. La Russie, la Chine et certains pays émergents y sont favorables afin de légitimer leur recours à la censure et à la cybersurveillance des opposants. Les traités bilatéraux de coopération sont donc le modus operandi privilégié car l’on contrôlera beaucoup plus efficacement. La Chine collabore ainsi avec la Russie, et depuis début octobre 2015 avec les Etats-Unis en matière de cybersécurité.

Une autre problématique est sous-jacente et concerne la dépendance envers les Etats-Unis. De ce point de vue, la Chine n’a pas vraiment de soucis à se faire mais les pays européens, en raison de la nécessité d’atteindre des tailles critiques, économiques et juridiques, ne sont pas dans des positions favorables.

François Bourdoncle et Henri Isaac tombent également d’accord sur la question des tailles critiques et du «  retard Â» de l’Europe. Pour celle-ci,  il y a une urgente nécessité de  créer des alternatives pour les consommateurs, ou encore de  déconstruire la fragmentation juridique afin de pousser les leaders européens à être de réels concurrents, ce qui leur permettra de  lutter contre la colonisation numérique. Le financement de l’innovation est donc un enjeu majeur pris au sérieux aux Etats-Unis et encore trop faible en Europe. 

 

Troisième partie : Quel est le futur d’Internet souhaitable pour les citoyens et les entreprises ?

Intervenant principal :  François Bourdoncle

Les tensions entre les multinationales et les Etats sont de vrais sujets. Par exemple, Google rêve à haute voix d’un monde extraterritorial où la loi serait à son service. Par ailleurs, il y a aussi un sujet sur la façon dont les États se réservent un droit discrétionnaire et interdisent certains accès aux entreprises. Le conflit qui oppose Apple au gouvernement américain sur le cryptage des données est intéressant  car le respect des données personnelles n’est pas un débat aussi politique ou juridique qu’en Europe mais un débat économique. Apple vend des produits physiques alors que Google base son modèle d’affaires uniquement sur des données immatérielles que sont les données personnelles. C’est donc un argument extrêmement marketing sur le marché. En Europe, le débat est beaucoup plus dogmatique et on pense résoudre le problème en légiférant. Or, l’ensemble des  législations européennes pousse, en réalité, les consommateurs à acheter des produits américains.

Nous assistons à une révolution capitalistique : il y a un changement majeur en termes d’échelle de financement. Les « gentilles Â» start-up des années 1990 ont été remplacées par de grosses  entreprises très bien financées qui commencent à rentrer dans l’industrie.  Elles ont des capacités financières équivalentes aux très grands groupes industriels qui doivent, eux, rendre des comptes beaucoup plus lourds et adopter des logiques différentes. Le risque économique est en train de se polariser du côté du marché des technologies d’Internet, alors que les porteurs de capitaux dans l’industrie lourde conservent une forte aversion pour le risque.

Apple dispose par exemple désormais d’autant de réserves en devises que le gouvernement fédéral américain, SpaceX impose à Ariane de revoir son business model… Les États doivent désormais traiter avec des entreprises dans les mêmes cadres diplomatiques qu’avec des grandes puissances.

Si l’Europe veut éviter la domination des géants américains de l’Internet, elle ne doit pas chercher à légiférer dans le but de protéger, mais dans celui de favoriser l’émergence d’entreprises européennes rivales.

 

Retrouvez ici le podcast audio de l'intégralité de la table-ronde.